Ci-dessous un grand dossier sur « mortalité des abeilles/pesticides » sur REPORTERRE
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Mortalité des abeilles : on connait maintenant le coupable – 4 mai 2015 / Baptiste Giraud (Reporterre)
Deux études scientifiques viennent de démontrer la nocivité des néonicotinoïdes sur les abeilles, alors que les ruches connaissent ce printemps une mortalité impressionnante. Quels sont ces produits au nom compliqué ? Des insecticides nouvelle génération. Enquête sur ces molécules dangereuses qui continuent à être déversées dans la nature.
Bambi, Equinoxe, Cruiser, Gaucho, Poncho, Confidor, Proteus : autant de produits phytosanitaires comprenant des molécules néonicotinoïdes aux noms tout aussi barbares (acétamipride, clothianidine, dinoturéfane, imidaclopride, nitempyrane, thiaclopride et thiaméthoxane). Ils visent à éliminer des insectes dits « ravageurs » qui menacent les cultures agricoles. Inodores, insipides, invisibles, on en retrouve un peu partout dans la nature, et dans nos assiettes à faible dose.
Ces sept molécules néonicotinoïdes entrent aujourd’hui dans la composition d’une dizaine d’insecticides, eux-mêmes dérivés en plusieurs formulations. Ces molécules agissent sur le système nerveux des invertébrés et entraînent leur paralysie jusqu’à la mort. La première d’entre elles a été découverte au début des années 1990 et la mise sur le marché a commencé en 1994. Depuis, elles ont rencontré un fort succès, au point de représenter aujourd’hui plus de 40 % des insecticides vendus dans le monde chaque année.
Des insecticides qui pénètrent dans les plantes et agissent de l’intérieur
Pourquoi cet engouement ? Principalement en raison du mode d’utilisation des néonicotinoïdes. Ils ont la particularité d’être ce qu’on appelle des insecticides systémiques : une fois appliqués sur les cultures, ils pénètrent dans les plantes et en rendent toxique (« protègent » disent les fabricants) la totalité, pendant toute leur durée de vie.
Il existe quatre principales méthodes d’application de ces produits : « Enrobage de semences, traitement aérien, traitement des sols et injection dans les troncs », nous explique Jean-Marc Bonmatin, chercheur en biophysique moléculaire au CNRS. La plus courante, l’enrobage, consiste à… eh oui, enrober les graines d’insecticide avant de les semer en plein champ. Ainsi, pendant tout son développement, la plante absorbe ces molécules par ses racines et les transporte dans sa sève, si bien qu’elles imprègnent bientôt tout son organisme. Les insectes ravageurs qui passeraient par là, quelle que soit la partie de la plante qu’ils grignotent, sont intoxiqués et tués.
Résultat : les cultures sont « protégées » une fois pour toutes. L’enrobage permet même un traitement à la fois préventif et ne demandant pas de travail supplémentaire. Plus besoin pour les agriculteurs de surveiller l’arrivée de ravageurs dans leurs champs, plus besoin de faire des passages pour pulvériser les insecticides plusieurs fois sur une même culture selon les risques en présence.
« En fonction de l’état actuel de la science », les néonicotinoïdes ne menacent pas la biodiversité
Par ailleurs, les néonicotinoïdes sont nocifs même à des quantités très faibles. Par exemple, le thiaméthoxame, l’imidaclopride et la clothianidine sont respectivement 5 400, 7 300 et 10 800 fois plus toxiques que le DDT (insecticide très utilisé entre les années 1940 et 1970) à doses égales. Une cinquantaine de grammes de clothianidine suffit par exemple pour traiter un hectare entier.
Action systémique, forte toxicité et usage à faible dose, usage préventif avec l’enrobage : l’intérêt des agriculteurs pour ces produits se comprend. Vive le progrès scientifique serait-on tenté de dire ! Les néonicotinoïdes, leaders des insecticides, « protègent » à la fois les céréales, légumes, arbres fruitiers, mais aussi les charpentes contre les termites, les animaux de ferme et les animaux domestiques contre les puces. Un sacré marché.
Pourtant, les laboratoires ne semblent pas se vanter de l’efficacité de leurs néonicotinoïdes. Peut-être afin de ne pas éveiller le doute sur leur spécificité et leurs éventuels inconvénients. Eugénia Pommaret de l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP), une organisation regroupant les laboratoires qui commercialisent des produits phytosanitaires (Bayer CropScience, BASF, DuPont, Syngenta…), ne fait pas de hiérarchie : « Les différents produits sont adaptés à certains stades et certains ravageurs. Les néonicotinoïdes permettent de diversifier les modes d’action. » Mais pourquoi alors sont-ils les insecticides les plus vendus dans le monde ?
Par ailleurs, Eugénia Pommaret défend leur spécificité d’action : « Chaque produit a dû passer par l’autorisation de mise sur le marché de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation) qui évalue le rapport entre l’efficacité et l’innocuité ainsi que les conditions d’emploi, de manière à maîtriser les risques en fonction des ravageurs et de la phase de culture durant laquelle il est utilisé ». Si on la suit, « les critères européens permettent de maîtriser les risques, en fonction de l’état actuel de la science ».
Les études décisives publiées par « Nature »
Ça n’est pas l’avis de tout le monde. Les apiculteurs ont été les premiers à s’inquiéter de l’arrivée des néonicotinoïdes. Et cela dès 1995, selon le porte-parole de l’Union national des apiculteurs français (UNAF), Henri Clément : « Sur les miellés de tournesol, dont la production était très régulière à l’époque, on a eu une chute brutale de 50 % de la production et une explosion de la mortalité hivernale. Ces changements ont été observés dans les zones où les néonicotinoïdes étaient utilisés sur le tournesol et le maïs notamment. »
En ce printemps 2015, les apiculteurs constatent une fois de plus d’énormes pertes dans leurs ruches : 50 % à 60 % des populations seraient mortes pendant l’hiver, selon les premières enquêtes. Au même moment, la revue Nature publie deux articles sur les néonicotinoïdes dans sa livraison du 23 avril. La première montre que les abeilles ne sont pas repoussées par les fleurs imbibées de ces pesticides. En laboratoire, elles ont même tendance à consommer les solutions sucrées (semblables au nectar des fleurs) qui contiennent des néonicotinoïdes, plutôt que celles qui n’en ont pas. La seconde établit que les néonicotinoïdes font baisser les populations d’abeilles, entravent la croissance et la reproduction des colonies.
Mais le rôle des néonicotinoïdes dans la forte mortalité des abeilles demeure controversé. Le laboratoire Syngenta assure par exemple (sur son site) que les cultures qui n’offrent ni pollen ni nectar aux abeilles peuvent être traitées sans danger, et que pour les autres (les plantes mellifères) la quantité d’insecticide dans les parties consommées par les abeilles est trop faible pour leur causer du mal. Quant à Bayer, il se défend en expliquant que ses molécules ne font aucun tort aux abeilles quand elles sont utilisées « correctement et avec responsabilité » et qu’il faut s’intéresser aux autres causes de mortalité.
Comment faire la part entre les causes « naturelles », les néonicotinoïdes, et les autres pesticides dans l’hécatombe d’abeilles ? « Il est impossible de déterminer la part de chacun des facteurs », répond Jean-Marc Bonmatin. Selon lui, les trois principaux sont les parasites varroas, les maladies et les pesticides (insecticides et fongicides). « La plupart du temps, ces facteurs agissent ensemble en interaction. Le principal étant selon moi les insecticides. En effet, soumis aux pesticides, les abeilles sont bien plus sujettes aux infections et supportent moins bien leurs parasites varroas. »
Même Eugénia Pommaret admet que les insecticides peuvent jouer un rôle : « C’est une question multifactorielle, y compris avec des effets non maîtrisés des phytosanitaires. Mais je pense qu’on les met trop en avant par rapport au reste. Il y a aussi des problèmes dans des zones sans agriculture, et certaines choses restent inexpliquées. »
Toute la biodiversité est touchée
« Les abeilles sont la partie visible, et les apiculteurs sont très attentifs », explique Jean-Marc Bonmatin, parce qu’ils ont là un intérêt commercial réel. « Avant 1995, on produisait encore 32 à 33 000 tonnes de miel par an. Ça a été le début du déclin, jusqu’à 10 000 tonnes en 2014 », raconte Henri Clément de l’UNAF. On imagine les pertes en termes de chiffre d’affaire et d’emploi, qui se poursuivent aujourd’hui. « Et puis les abeilles sont connues du grand public, et la production de miel a un côté sympathique, de proximité », ajoute-t-il.
Cela dit, elles ne doivent pas être l’insecte qui cache la biodiversité. « Ce qu’on voit pour les abeilles est généralisable à tous les pollinisateurs », explique Jean-Mars Bonmatin. « Par ailleurs, il y a de moins en moins d’oiseaux, car ceux-ci ont de moins en moins d’insectes à manger ». Bonmatin fait partie d’une équipe de chercheurs, la « Task force on systemic pesticides », qui a effectué une revue exhaustive de la littérature scientifique sur le sujet pendant quatre ans. Leurs conclusions : « Les néonicotinoïdes affectent les abeilles ainsi que tous les invertébrés terrestres et aquatiques, qui sont la base de la chaîne alimentaire ».
« Ces produits toxiques sont lessivés par l’eau en raison de leur solubilité, et se retrouvent dans toute la biodiversité. Ils représentent donc une menace systémique, et on court à la catastrophe », nous explique le chercheur. D’après lui, seulement 5 % du produit enrobant les semences est intégré par la plante. Le reste ? Il se dépose sur le sol, puis est entraîné par l’eau vers le sous-sol ou les terres alentours. De plus, les molécules ont une durée de vie importante : la moitié de l’imidaclopride appliquée est toujours présente neuf mois plus tard. Dans le cas d’une rotation des cultures d’une année sur l’autre, les nouvelles cultures seront donc contaminées par l’insecticide ; si des semences enrobées de néonicotinoïdes sont réutilisées, la quantité de produit dans les sols s’accumulera.
Comble de toute cette affaire, d’après Jean-Marc Bonmatin, il semblerait que les ravageurs se soient mis à résister : « Il y a une sélection naturelle, comme avec les antibiotiques. C’est dans la nature des ravageurs d’avoir des transformations génétiques très rapides, et donc de développer des résistances. » Eugénia Pommaret réfute cette possibilité : « Il faut avoir une palette de produits, 3 à 4 espèces chimiques différentes pour éviter les résistances, et faire face à d’éventuelles restrictions d’usage. » Mais les agriculteurs respectent-ils ces consignes ? Appliquent-ils « 3 à 4 » pesticides différents afin d’éviter les résistances ? Et même s’ils le faisaient, des ravageurs résistants à tous ces produits ne pourraient-ils pas se développer ?
Et nous dans tout ça ?
Par curiosité, nous avons jeté un œil sur la notice d’utilisation d’un de ces produits, le Proteus commercialisé par Bayer et contenant du thiaclopride. Il est étonnant de constater le nombre d’indications présentes, certaines pour encadrer l’usage des produits (pour telle culture, tel ravageur, utiliser telle dose tant de fois), d’autres pour prévenir les accidents (contact avec le corps humain, élimination des résidus de produit). Une chose est sûre, le produit à haute dose est extrêmement dangereux : « Nocif en cas d’ingestion, susceptible de provoquer le cancer », peut-on lire. Et particulièrement pour la biodiversité aquatique : « Très toxique pour les organismes aquatiques, entraîne des effets néfastes à long terme ».
Mais qu’en est-il des molécules présentes dans l’alimentation ? Risquons-nous quoi que ce soit en consommant des néonicotinoïdes ? Car oui, une partie des molécules est toujours présente dans les céréales, fruits et légumes que nous consommons et qui sont issus de ce type de cultures, comme le montrait en 2013 une étude de Générations Futures. Si l’on place la même confiance dans « la science » et les procédures de mise sur le marché européennes qu’Eugénia Pommaret, il n’y a rien à craindre. Sinon…
Régime sans thé ni fruits pour les Japonais intoxiqués
« Toutes les études confirment que les pesticides en général sont liés à la maladie de Parkinson et à l’autisme. Des publications japonaises observent également des liens avec les troubles neuro-comportementaux et l’hyperactivité, d’autant plus que l’exposition se fait jeune », rapporte Jean-Marc Bonmatin. Pour le reste, très peu d’études existent à l’heure actuelle. Néanmoins, « on sait que l’effet chronique compte plus que la dose, autrement dit plus l’exposition est longue et plus les effets sont graves », poursuit-il.
Il nous raconte le cas du Japon : « Là-bas les gens boivent beaucoup de thé, cultivé de manière très productiviste, chargé en pesticides. Or faire du thé consiste à plonger des extraits de plantes dans de l’eau bouillante, et les néonicotinoïdes sont solubles dans l’eau. » Des études japonaises montreraient l’intoxication d’individus « qui ont des néonicotinoïdes partout ». Dans ces situations, dit M. Bonmatin, les médecins prescrivent « un anti-poison neurotoxique et la suppression de la consommation de thé et fruits pendant quelques temps ».
Mais les effets à long terme des néonicotinoïdes ne seront connus que dans les années à venir. Et nous sommes tous cobayes. Depuis deux ans, trois molécules parmi les sept néonicotinoïdes sont interdites au niveau européen, sur les cultures mellifères uniquement. Cette interdiction doit prendre fin en mai prochain.
Action de Greenpeace au siège du groupe agrochimique Syngenta à Bâle, qui nie systématiquement que ses pesticides tuent les abeilles.
Lobbying, business, science et politique
Début février, une résolution déposée au Sénat par l’écologiste Joël Labbé et à l’Assemblée par le socialiste Germinal Peiro « invitait le gouvernement à agir auprès de l’Union européenne pour interdire l’ensemble des pesticides néonicotinoïdes tant qu’il n’est pas prouvé qu’ils ne présentent pas de risque pour la santé ni pour l’environnement ni pour la biodiversité », comme nous l’a expliqué le sénateur.
Tout semblait bien parti, jusqu’à ce que le gouvernement annonce un avis défavorable : « Le Foll me dit qu’il a sa stratégie au niveau européen, que je veux aller trop vite, trop loin. » Pour Joël Labbé, le problème réside dans « le poids du business, et de la FNSEA qui ne veut pas remettre en question les pratiques agricoles. »
Mais le 19 mars, l’Assemblée nationale a voté l’interdiction de l’usage de l’ensemble des néonicotinoïdes à partir du 1er janvier 2016, à l’initiative de Delphine Batho et Gérard Bapt, députés socialistes. Ce texte, ajouté au projet de loi sur la biodiversité, a été envoyé au Sénat, où il attend actuellement d’être étudié en commission, avant une discussion en séance.
En 2014, Syngenta a dépensé entre 1 250 000 et 1 500 000 euros en lobbying, Bayer (qui comprend aussi une activité dans la pharmacie et le matériel médical) 2 500 000.
Dans le même temps, le ministre de l’Agriculture plaide, avec le plan Écophyto, pour une réduction de l’usage des pesticides. Dans la feuille de route 2015 issue de la conférence environnementale dévoilée début février par Ségolène Royal et Manuel Valls, on pouvait même lire que le gouvernement mènerait « une action volontariste au niveau européen » pour que l’interdiction des trois molécules soit « intégralement revue en 2015, au regard des risques pour la santé humaine, la santé animale et l’environnement », mais aussi « toutes les autres substances néonicotinoïdes ».
Entre stratégie cachée, discours et bonnes intentions, difficile de prévoir l’action du gouvernement dans cette affaire. En attendant, les néonicotinoïdes sont toujours déversés dans la nature sans que l’on sache vraiment où s’arrête leur nocivité.